mardi 20 mars 2007

PC HEBERT LE POIDS DU MONDE

JEAN GORZAR
PC Hébert
Première partie : La féminité
Les frustrations et les addictions de Thomas Pallat
Scène 1 Bar
Cécile s’approcha de nous. L’époque était confuse, et les valeurs en travaux. Nous
allions nous perdre. Edwige parlait de ses rencontres avec les psychiatres. Nous
sortions beaucoup le soir et la nuit, dans les endroits où nous évitions,
artistiquement, de nous installer.
Ecoutez le récit. Je vous ai ramené ce texte d’une zone de turbulence.
Scène 2 Nuit
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Je buvais moins. Les soirées sont des mines. Une fille était venue. J’ai embrassé
Edwige (je l’ai connue à la fac dans une association de cinéphiles_ je n’aime pas ce
mot, le cinéma est ma grande affaire, comme le football à une autre époque).
Guillaume (fils de bourgeois, sa mère s’occupe de galeries d’art à Paris, et son père
est agent artistique et journaliste « branché »un peu élitiste, un peu artiste)
m’appela, le matin. Nous nous rendîmes au cours d’Emmanuelle Lorenz Klauss
(philosophe et enseignante à Paris VII). J’avais dit à Edwige (nous sommes avec
Edwige entre l’amour et l’amitié) la veille : « l’amour devient quelque chose de
dégueulasse. » Paul (maître de conférence en philosophie, il vient de finir son livre
au bout d’une dépression, il écrit des articles sur l’ère du temps dans la revue de
Jean Gorzar, qui commence à devenir reconnu, et très « tendance », mais genre gros
bonnet, quand même, des choses dites) frappa à la porte de mon appartement.
Je cite les extraits retrouvés et retenus du fichier intitulé PC Hébert. Je n’ai pas une
grande idée de l’origine de ce nom de fichier. Après coup, j’ai retrouvé un auteur
avec ce patronyme, qui, si mes souvenirs sont bons, traite du sport, et du corps.
« Le visage de Paul s’assombrit soudainement, presque perdu, brusquement avalé par une
vision d’horreur et son regard fixait sans doute le vide plutôt que la vaisselle encore salie des
jours passés. La nourriture attendait les égouts. Mes mains ne supportaient pas la
salissure. »
Mettons que Paul est le héros auquel le narrateur a cédé la place.( c’est tout le
problème du jeu)
Je joue au vampire. Je vais prendre l’allure de Paul bientôt. Au plus près de
lui je vais vous amener. Je vous convie à une expérience particulière de l’altérité.
Mettons que j’ai 20 ans. Mettons que Paul est venu m’annoncer la mort
d’Emmanuelle Lorenz Klaus. Mettons que j’étais avec Edwige à ce moment (le
lendemain d’une sortie en boîte avec mes amis. Et disons aussi que Paul est venu
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me proposer de travailler dans la revue qui s’appelle Pari(s). Revue dont le titre joue
sur le mot Paris (la ville) et le pari, qui est le pari sur dieu, du (pauvre) Blaise Pascal.
Pour l’instant j’espère que vous me suivez. Parce que j’ai tendance à perdre
du monde en cours de route, c’est pourquoi je fais attention, au risque d’être un peu
lent, à ce que tout le monde suive. Nous y arriverons je pense.
Je suis loin qui lutte encore de vous.
J’avais rendez vous avec Paul au ‘Café restaurant des artistes’.
Juste une chose. Si vous vous demandez _moi je me pose souvent cette question
_ « Est-ce toi Pallat ? »,
Je vous répondrais : « Non ! Non ! Non ! »
Avez-vous coupé votre téléphone ? Je suis, mettons, à l’époque, en licence de
philosophie.
La revue est tenue par un certain Jean Gorzar. Godard, Baudrillard, mâtiné
de ce que nous verrons bien. Disons que Jean Gorzar est à l’orée d’une célébrité. Il
sera davantage reconnu après sa mort, comme les artistes modernes (alors que les
artistes post-modernes, moins).
Vous pouvez faire une pause. Fumer une cigarette, boire un verre d’eau,
prendre une pomme. C’est une forme d’entracte. Je suis contre l’ascétisme glauque.
Beaucoup d’étudiants des universités ont un sort beaucoup moins joyeux que
celui qu’on peut leur prêter. C’est une période à la fois plaisante et difficile. Il y a les
livres, les autres, la fête, les cours, les profs, enfin je ne vous apprends rien. Nous
dirons qu’à vingt ans, les étudiants sont fragiles.
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Je dis ça entre deux options : un verre de vin avec du cantal, ou une cigarette et un
café. Je vais faire l’un après l’autre.
Scène 3 Paul et Jean Gorzar au restaurant café des artistes
Avant le rendez vous au café restaurant des artistes, je vais dans une librairie,
et je feuillette la revue Pari(s).
Ça m’a remué. Noté dans PC Hébert :
« Dans les rues pavées, le soleil réfléchissait les pierres, et les bâtiments tremblaient
de l’intérieur, comme d’où nous regardent les morts. A travers la foule j’allais, devant
réapprendre à marcher, et des visages hostiles, monstrueux se succédaient, et celui qui
succédait à l’un effaçait l’autre à jamais, visages à jamais perdus, desquels je ne retenais que
l’horreur, les blessures et l’incommensurable distance. Je ressenti cela comme une offense. »
Cela dit un peu douloureusement. Plus simplement, cela m’avait perturbé de
n’avoir pas lu ce que la revue produisait. Ce n’était rien à côté de la difficulté des
choses.
Paul était là, et je me suis assis. Et il me parle de Vanessa Le Mer. Un canon,
école de journalisme, blonde. On enchaîne sur la piscine, la mer, l’eau. Paul et moi
avions un humour qui nous appartenait et qui nous unissait alors, pour me paraître
un peu désuet après coup.
Ça donnait un peu ça :
Paul : « _Il m’est arrivé d’aller à la piscine découverte et enfant à la mer, en maillot,
avec ma serviette éponge et des amis. Une très bonne serviette. »
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Moi : « Oui, toute la panoplie du petit nageur. Mais aujourd’hui, tu te verrais
horriblement gêné, dans un pareil attirail, le poitrail nu, et vu, raillé, vu ton appareil
si ténu ! »
Puis Jean Gorzar arrive, Vanessa Le Mer le suit. Il ne reste pas, n’a pas le
temps. Il me propose de faire des photos sur les lieux où Van Gogh et Gauguin sont
passés en Bretagne, avec des textes de Vanessa Le Mer.
Forcément, j’ai accepté.
Vanessa conduit, je suis à l’arrière et je dors. J’ai envie de vomir parce que j’ai
fait la fête la veille. Vanessa prend un bain, dans l’hôtel en bord de mer.
Scène 4 Avec Vanessa, en Bretagne, pour la peinture
« Vanessa, pendant que j’essayai d’écrire un article pour Pari(s), était allée prendre
un bain puis se relaxait dans la chambre à deux lits que nous partagions. Elle
descendit fraîche, d’une fraîcheur d’aube, comme douchée de rosée. Elle s’était
purifiée de l’après midi de voiture.
Je suis fatigué. La voiture m’a rendu malade. Je vais vomir dans les toilettes du
restaurant.
Dans la chambre je prends un bain à mon tour. Elle vient. Erection. Elle me caresse.
Sa robe se relève.
_ « Tu es beau »
«L’émail était nu, un peu froid, et me retenait de la chute. »
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Au lit toute la nuit. Toute l’après midi.
La réceptionniste appelle.
_« Nous descendrons dans la soirée, nous nous reposons ». Vanessa se réveille.
« Vanessa était présente comme une marque du possible. »
« Doucement ses yeux coulaient d’une liqueur venant d’ailleurs ; oniriques, perles, larmes,
qui éclataient aux bords inouïs de la lumière, du clair, du sombre, des couleurs enfin
tourbillonnantes, des mouvements ; seulement l’infime s’émouvait et s’élevait jusqu’au
regard. »
Le quatrième jour, ou bien le cinquième, nous sommes sur le balcon. Il fait assez
bon, devant la mer qu’on entend.
Vanessa est assise, au bord du vide, les fesses maintenues venaient cogner contre la
longue barre de fer ronde, qui perdait un peu de sa peinture_ je vis des écailles
bouger au contact de sa peau et s’arrêter un jeune garçon mince, un peu grand pour
son jeune âge.
Mes petites amoureuses
J’escalade le balcon. Puis Elise arrive quand je suis avec sa copine.
Vanessa dormait. Un slip de coton ne recouvrait pas toutes ses fesses. Je pris une
douche, je pris une douche et bu deux verres de whisky. Rien ne laissait présager ce
que j’allais entendre, une voix s’étala au dessus de notre couche inconsciente, en
dessus de tout comme au ciel, tout autour de tout, du plus profond des anciennes
entrailles, s’approchait, ce fut terrible : « Paul ! Paul ! »
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Scène de bar initiale
Céline (elle est brune-chatain, très jolie ; pour moi, après coup, je me dit qu’elle a du
cristalliser mes désirs inavoués d’ascension sociale, je sais que son père est député,
et pas loin du pouvoir national ; au-delà je me doutais d’un style de vie enviable,
j’étais tout à fait troublé par ailleurs par ses engagements associatifs et militants. Je
l’avais vu à la télévision à propos des sans abris, son poste de secrétaire générale de
l’UNEF, et_ j’avais appris ça aussi en me renseignant à son sujet sur internet _ sa
participation à l’action du Parti Socialiste. Moi qui était plutôt nihiliste_ comme la
plupart de mes contemporains sur certains aspects. Enfin je me disais qu’auprès
d’elle tout aurait davantage de sens, je serais dans le bouillonnement de la vie
sociale, et moins psychologique. Elle m’apparaît belle d’un coup. Elle m’a souri, j’en
suis sûr. Quand dans son pas brûlant l’univers, séparés par Edwige, nous vivions
un instant dans la même pièce.
Courrier dans la cage d’escalier. On me refuse un article : l’homme du brut, critique
du film Sombre
« Les cris d’enfant de sombre ! Les cris d’enfant de sombre ! Sombre est l’histoire d’une folie.
D’habitude ce sont celles des fous. Ecoutez ces cailloux, ces cris de terreurs d’enfants (la part
du loup), la peur du père !)
Voyez ces regards, voyez ces flous, et l’eau brutale, elle-même imperturbablement folle, et
belle, toute esseulée qu’elle est. Parce que les choses sont. Les choses sont sombres. Et
lumière. »
Scène 5 Nouvelles D’Edwige
Je reçois une lettre d’Edwige. Je suis assis dans la cage d’escalier. Maxime (rencontré
sur les bancs de la fac, avant que je ne prenne des cours par correspondance _qui est
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une grande histoire de solitude. On fume des pétards ensemble en se regardant trois
films d’affilés et en jouant à la Playsation 2_jeux de foot, jeu de baston et jeux de
voitures) est arrivé, les yeux rouges.
_ « Putain de lentilles ! Tout ça pour des yeux bleus, pour la mode et la beauté… »
Nous montons les marches. Je découvre au fond de l’enveloppe un récit du rêve
d’Edwige (nous correspondions en nous écrivant nos rêves. Edwige n’avait pas
d’ordinateur dans sa piaule, et c’était très bien de faire des lettres à la plume).
« Un soir que je dormais à l’abris de la mer. Comme une sirène contre les rochers, un rêve
m’envahit. Dans un bateau des jeunes gens : je sens une menace planer. La mer est pleine de
monstrueuses créatures noires et terriblement affamées. Le bateau est en train de couler et il
reste de moins en moins de place sur ce qui ressemble désormais à un échafaudage en bois.
Nous nous poussons devenant étranger à nous même, les uns aux autres. Une fille tombe à
l’eau. L’équipage m’accuse : « tu est jalouse ». Un garçon baisse mon slip, très lentement, et
nous regarde de travers. Plus tard, j’entre dans une longère en pierre, en bord de mer. La
salle est sombre. J’aperçois un homme, dans un rêve je suis la petite fille de Picasso. »
Le rêve dans une main, je débarrassai un fauteuil de livres et de fringues.
Puis un malentendu refait surface. J’avais voulu garder secrète ma relation avec
Edwige. J’ai toujours imaginé que tout ce qui était sur nous dit nous enlèverait de
l’intimité, ce que j’avais peu de mal à nommer : mon amour.
Maxime était bien plus que Maxime, il était, maintenant qu’Edwige était partie, le
lien qui me tenait à mon groupe d’amis (quelle expression !).
Maxime a beaucoup parlé et je ne savais pas quoi dire.
_Tu pourrais nous parler au lieu de faire des coups en douce. On a du mal parfois à
comprendre ce qu tu penses de nous. Si tu nous fais confiance. Tu dis que tu ne sors
pas avec Edwige, et dès qu’on s’approche d’elle tu tires la gueule.
Le téléphone sonne. Le père de Claire. Claire est morte.
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Mort de Claire
La mort fin de vie, la mort dans la vie, la mort pleurée, la mort préparée, la guerre,
la paix, la mort, le matin, la veille du jour, la liberté, Mao est mort, Claire est morte.
_ « Je n’irais pas à l’enterrement de Claire
_ Tu fais ce que tu veux, je ne vais pas t’apprendre à vivre…»
_Tu n’es pas catholique toi ?
_Tais toi s’il te plaît…
La petite soeur, à l’hôpital cogne sa tête contre les murs. J’ai tenu le père dans mes
bras, j’ai tenu l’épaule de la mère, j’ai embrassé la petite soeur, et j’ai laissé Claire
mourir pour les autres.
Souvenir de Claire
Je ne suis pas aller à l’enterrement de Claire et pendant cinq jours je ne suis sorti
qu’une fois pour aller chercher des cigarettes, de la limonade, et du pain. Je
dormais. L’interphone a sonné une fois, le téléphone a sonné et j’écoutais ces signes,
assez perplexe.
J’avais été amoureux de Claire un été que nous avions passés à Alphaël avec nos
cousins. Claire avait dix-sept ans et vendait des gaufres le week-end. Au chocolat,
au sucre, nature. Ca avait été un été érotique. Erotique, non pas sexuel, érotique,
sans pénétration…sexuelle, sans non plus les bouches ouvertes et les mains folles
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sur le corps humidifié par le bord de mer qui suait encore de la chaleur du midi. Les
petits jeux d’eau. Dans la mer nous nous mettions nus. Une forme de culpabilité
paradoxale pouvait faire passer nos actes pour de l’insouciance.
« Godard, ses derniers films, il les filmait avec ses yeux. »
Nous nous sommes retrouvé à l’université. Elle s’était liée avec Nathan, mon cousin.
Je me suis rapproché d’eux dix mois pour rendre notre relation équivoque. Souvent,
nous nous sommes ainsi retrouvés tous les trois, au bar ou chez moi, et souvent
Claire nous confondais, m’appelant Nathan, et appelant Nathan Thomas. Je me
trouvais dans une relation que je tenais pour confortable. Je ne pensais n’avoir rien à
perdre, sinon perdant Nathan, gagner Claire. Nathan était mon obstacle tout trouvé
à mon abandon pour Claire. Que Nathan disparût et que je me trouvasse face à
Claire, et toute ma sérénité en fut ébranlée.
Dans les rues, nous marchions, entourant Claire, et Nathan s’écartait un peu
_c’était quelque chose qu’on voyait difficilement. Je ressentais cela comme un
déplacement violent, laves, séismes, déplacements de matières archaïques et
fondamentales : c’était à la fois immense et presque rien. Je me retournais d’un coup
plus près de Claire, et c’est comme si Nathan se reposait, comme si Claire et moi
nous aimions, puisque nous marchions ensemble, aux yeux de tous, et de nous
même.
Et des soirs ont brillés de notre amitié.
Parfois j’avais le tact, quand Claire s’approchait trop de moi, de la recentrer sur
Nathan. Et quand Claire était fatiguée de moi, c’est Nathan qui me protégeait et
m’invitait. Quand ils se mettaient à se disputer, je faisais la mine de celui qui ne
devait pas assister à la scène et cela marchait, la dispute s’interrompait. Quand je me
suis lié d’amitié à Edwige, notre trio s’est défait de lui-même.
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Je ne considérais pas le caractère réactionnaire des sentiments amoureux.
L’amitié m’était plus douce que le couple. Elle était mon refuge. J’étais auprès d’eux,
comme un enfant.
Nathan et Claire se sont séparés. Je ne voulais pas porter le poids du monde :
si j’avais été le tiers pour eux, sans doute que Nathan le fut pour moi et Claire.
Cet après midi, on enterrait Claire. Je suis resté dans mon appartement, et j’ai
beaucoup dormi. Je laissai ma vie en plan, ne sachant plus comment vivre.
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Deuxième partie : L’amitié, Paul Ahriann, les troubles
Scène 1, L’échange de regards
Cela se passe sur une avenue de New-York où Paul s’est rendu pour rapporter à la
revue un compte-rendu de l’exposition menée par deux artistes américains, Stephen
Walch et Liza Wold.
Pour Paul, c’est le voyage en avion qui aurait déclenché une forme de trouble
physique et psychique. Lors du décollage, il a été pris d’hallucinations.
Paul et Thomas ne se sont pas vu depuis le repas au « café restaurant des
Artistes », quand Paul a présenté Thomas à Jean Gorzar et à Vanessa le Mer. Paul
avait téléphoné mais Thomas n’avait pas répondu. Paul avait joué un instant avec le
nom de Thomas en se disant que Pallat n’était pas souvent là, qu’il était ailleurs.
Passé ce jeu de mot, il avait sonné à l’interphone. Thomas n’avait pas répondu. Paul
venait en fait proposer à Thomas de l’accompagner à New-York. Ca aurait été
l’occasion pour Thomas de faire un second travail pour Pari(s), après les photos sur
les lieux où étaient passés Gauguin et Van Gogh en Bretagne. Thomas Pallat avait
rencontré Stephen Walch et Liza Wold à Brest. A cette époque, les deux artistes
n’étaient pas renommés aux Etats-Unis. Depuis leurs noms avaient été répétés,
gonflés de sacralité.
La confusion de Paul survient dans ce contexte précis : il est en passe de
soutenir son HDR. Seulement depuis la fin de sa thèse, il perd le goût de la
philosophie et de la recherche, et devient obsédé par l’idée de peindre, sans n’avoir
jamais peint.
En lisant l’article de Jean Gorzar sur le couple d’artiste, Paul s’est mis à envier
Stephen et à désirer Liza. Il s’est informé sur Liza Walch jusqu’à téléphoner à Liza
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pour seulement entendre le son de sa voix. La seconde fois, un homme avait
répondu : « Yes…yeah ». Et Paul avait raccroché.
En lisant au même moment un texte de Paul sur la vocation tardive de
Gauguin, Paul avait soupçonné Thomas d’avoir vu clair dans son jeu, un jeu dont le
secret était le garant. Paul craignait l’humiliation en exprimant son désir d’art.
Paul dans l’avion fut troublé quand il aperçu le visage de Liza dans une
brochure du dossier fourni par Gorzar. Neuf ans auparavant, Liza était étudiante à
Paris et avait suivi les cours de Jean Gorzar durant quatre mois. Paul avait tout juste
quitté les alentours de Toulouse, et n’avait pas encore de réseau à Paris. Sans même
parler de réseau, il était seul. Un peu benoîtement, son attitude altérielle consistait à
être le plus fermé possible pour paradoxalement ouvrir les vannes de lui-même à la
moindre personne susceptible de lui montrer qu’il était réel. Et quand Liza Walch
avait présenter dans l’amphithéâtre un film d’elle-même au ciné-club du soir, et
reprendre Jean Gorzar, puis étayer son propos d’un retentissant : « When you read
Marx », Paul fut pris au coeur. Seulement un mois plus tard Liza avait disparu.
Paul traversa l’avenue. En voiture une femme. Ils s’échangent un regard :
chacun attend de l’autre un signe. Allait–elle s’arrêter et ne pas écraser l’espoir de
Paul : aller d’un côté à un autre ? Ce fut comme une grande découverte : Paul figé,
enfin défait de ses affectations, avait devant lui l’image de l’amour perdu et
retrouvé. Elle avait souri et c’est ce sourire qui allait perdre Paul. Tout autour de ce
sourire, une terrible fleur du centre du visage touchant Paul au coeur, ses
diaboliques éphélides, le mouvement fou de son cou : tout en elle avivait le désir. Et
puis la malice au faîte, elle leva la main à hauteur d’épaule et l’ouvrit tendu vers
l’autre bord, l’aurore, qui attendait Paul. Il fit des pas qu’il ne maîtrisait plus qu’à
peine, abasourdi, comme revenu d’une tempête, et traversa la rue, et autres choses
encore.
La voiture ne repartie pas aussitôt. Paul achevé vit la femme changer d’expression
(allait-elle l’aimer, allait-ils vivre ensemble, allait-elle allaiter leur bébé ?). La voiture
passa, et comme en un dernier affront, d’un geste qu’elle parvint à rendre lent, Liza
s’était retournée. Dès lors elle devint son obsession.
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Scène 2, Rêve de la mort de Gorzar
Jean Gorzar, après L’Air Rance, se jette d’une falaise du Finistère.
Paul avec Guillaume au téléphone :
_« Ecoute…Vu comment les choses se passent réellement par rapport à ce qu’on
avait projeté avec Jean, je préfère t’envoyer une sorte de journal, je ne ferai pas de
photos non plus, peut être des dessins, on verra… »
Paul traversa la rue
Et la vie et la vue
Paul a le réel
Paul a la part belle
Scène 3, Extrait du journal de Paul Ahriann, à New york
Je me suis perdu dans Manhattan. En fait, je ne m’y suis pas perdu, je crois que
j’étais dans une autre ville. Mais j’ai fini à Manhattan, dans un hôtel assez simplet
par rapport au prix : là seul réside son luxe. Je suis depuis le voyage en avion, qui a
constitué mon baptême de l’air, troublé. J’ai exactement l’impression d’être dans un
cas de trouble névrotique. Je me sens mal, très seul et perd un tas de repères. Tout
ressemble ici à Paris, pourtant tout a changé depuis l’avion.
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A côté de ça, il naît en moi l’idée qui ne me plaît pas beaucoup de penser : j’ai
peur qu’on m’oublie et qu’on ne veuille prendre ma place. Je soupçonne une
traîtrise. Je sais pourtant qu’il ne me veut pas de mal.
Je suis un singe : désir de tueur, de faire sexe, l’humanité l’animal, des
pulsions enfouies, mon cul…mes couilles…
Je dois rencontrer demain Walch et Liza à 22h00. J’ai croisé Liza, c’était elle,
j’en suis certain. Je me fais une idée erronée des situations à venir. Elle était attirante
(à tirer !!!). Elle s’est retournée. Elle est partie !
Scène 4, Paul et sa télévision
Paul ouvre une fenêtre. Le soleil plaque une lumière diffuse dans la salle de séjour ;
Paul est en train de manquer le rendez-vous. C’est le début de son agonie. Il regarde
la retransmission télévisée de l’exposition.
Au téléphone, avec Guillaume :
_J’ai vu de très jolies filles !
_Ah ! C’est très bien, rie Guillaume, à la télévision ?
_Oui…A la télévision
Il prend une bouteille de whisky. Il change de chaînes. Film porno, images
d’Hiroshima, puis d’Hiroshima mon amour, publicité, son sperme, Rosana
Arquette, un documentaire de Wiesman, des shows, du sport (soccer, football,
basket), des essais filmés, des informations, : Liza Wold parle au micro d’un
reporter de NBC.
Paul est ivre, les images se mêlent : le nom de Liza, sa blondeur folle, les
jeunes filles en fleurs de films érotiques, puis tout ce contient dans le cadrage d’un
plan serré de Liza. Elle parle avec assurance.
Paul s’endort et se réveille une heure après : Liza était elle la fille de l’auto ?
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Paul savait en se réveillant qu’il ne dormirait plus, et se mit à sa table et
rédigea quelques notes :
« Mademoiselle Wold manie parfaitement la parole publique, elle est habillée
comme une star du porno. C’est loin de l’image de la clocharde qui sur son fumier
de corps fait fleurir des roses. Non, des roses, je n’en ai pas vu ici, peut être
seulement sur ce visage incroyable de Liza Wold.
(…)
J’aime passionnément mon époque. Elle ne me fait pas premier, certes ; Je ne suis
pas vainqueur. Et j’aime Liza, son cortège de thuriféraires. Je ne suis pas sorti
aujourd’hui. Mes écrits sur l’exposition prennent une allure différente de ce que
j’avais pu imaginer. Tout est différent ici. »
Scène 5, Paul et la mort
« Les huit pages de mon compte-rendu ne me satisfont pas, mais je mourrai d’autres
choses. Jean Gorzar m’a étouffé. Je le lis encore. Je me souviens de ses mains, de sa
présence.
Je viens d’apprendre que Liza était mariée. C’est une femme prise. Que feraije
? Tuer son mari, montrer à elle que je vaux mieux que lui. Je te veux Liza. Je t’ai.
Je ne vois vraiment pas comment faire. Je suis trop conscient des choses. C’est
comme si l’histoire était écrite et demandait à être vécue. Ou jouée. Le réalisateur
m’attendait. Le scénario était écrit pour moi. J’étais ce jeune philosophe français. J’ai
connu Gorzar, l’auteur de l’Air.
Aux Etats-Unis, la rencontre avec Liza, la dernière passante.
Je ne tiens pas mon rôle, j’en mourrai, je repense aux livres, à l’angoisse.
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J’ai bu. Je me suis injecté une bonne dose. Je délire. Conversation avec Dieu. Nous
nous sentons à peine. Lui m’échappe autant que moi je lui échappe. Je suis
l’homme, il est dieu.
_Paul ?
Je ne réponds pas. Dieu va parler non de dieu »
Scène 6, La santé de Paul
Paul, ivre, avance jusqu’à une fenêtre. Il contemple la ville. Il s’était levé gravement
de sa chaise. Il eût une illumination. Il se sentait entrer dans l’intimité de tous les
vivants, d’un coup. Il marchait dans sa tête et sa tête était partout, dans sa chair. Sa
chair réfléchissait le sentiment des vies.
Comme s’il avait trouvé l’endroit géographique précis, son poste de
commandement. Il se situait à l’épicentre du coup de poing de dieu. Et s’il était un
insecte et si un géant avait voulu l’écraser.
Il tomba raide et bava blanc.
Il y eu des sursauts. Il pensa un moment appeler en bas. Mais comme ses sens
se perdaient, aucune force ne le poussa.
Paul se releva, s’accrocha au rideau et les déchira en tombant dans sept
secousses qui se firent l’une plus intense que l’autre jusqu’à ce que la finale lui fit
ouvrir la fenêtre.
Un grand vent sombre et froid pénétra la pièce. Un orchestre sourd sonnait
Paul et le faisait chavirer. Des personnages passèrent en un éclair dans la zone
préservée de sa lumière, là où il tenait encore. Là où tu te tiens. Il oublia, en se
vidant toutes les traces de tous les visages vus, de tous les corps, il oublia en les
perdant les secondes ancrées. Et tout se désancrait.
Il glissa et se cassa un bras. Il se relèva jusqu’à la douche.
Et si Thomas était le ver témoin du souffle de Paul ?
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Ses gencives se mirent à se vider. Ses dents claquaient comme celle d’un
squelette. Paul prit des feuilles et les brûla. Des inscriptions dans les volutes devant
ses yeux s’inscrivaient comme dans les mondes de rêves. Les mots sont lavés de leur
contenu et sont comme des cloches qui ne sonnent pas.
Paul à New-York avait beaucoup regardé la télévision.
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Troisième partie : PER VIA
Scène 1 : Chez M-J de La Rochefoucault
(ceci est un flash back)
Nous nous voyions deux soirs par semaines. Les autres soirs, je sortais avec Claire,
Edwige, Maxime, Nathan et François (un ami aussi, que j’aimais moins, un coureur
de jupon fini_ce n’est as pour ça que l’aimais moins, c’était son style, de toute façon,
il préféraient les filles à l’amitié). Paul et moi allions parfois au restaurant. Parfois au
cinéma. Nous allions chez des professeurs. Nous buvions beaucoup, nous parlions.
Tout cela était très charmant. Je me souviens de la femme du doyen, prof de droit,
qui m'invitât à monter, croyant que les discussions m'échappaient.
"_Je vais vous montrer une jeune fille qui rêve de se divertir de ses cours. "
Je suivais la femme. Ses hanches se mirent à danser. Je sentais la chair qui
sifflait tellement elle n'en pouvait plus de ne pas traverser l'espace qui nous
séparait_ l'ère du vide. Elle s'arrêta devant une porte qu'elle tapota. Sans attendre
elle entra. Une merveilleuse adolescente était nue allongée sur le ventre et lisait une
bande dessinée, un Tintin. Des cheveux longs, détachés, caressaient le dos hâlé par
un soleil bourgeois. La mère se déshabilla en un clin d'oeil, se dégageant de son seul
vêtement. Elle me présenta son cul, les bras tendu sur le lit de la jeune fille qui vint
me déshabiller. La verge dure, je fis l'amour aux deux anges, puis je descendis.
Les hommes parlaient de leurs affaires. Tout cela était très pompeux ce soirlà.
En même temps, tout ce qui devait se contenir et se réprimer avait éclaté en haut,
bien haut comme un échafaud. A un moment, très solennellement, le doyen
présenta dans la discussion l'idée d'un film. Il nous surprit parce qu'il n'avait jamais
laissé entendre son intérêt pour le cinéma. Jamais de références dans ses cours, dans
ses articles, dans ses livres dans ces discussions au cinéma. Cependant, Michel
Joseph La Rochefoucault avait publié, sous le pseudonyme de Karim Le Bras, une
centaine d'articles dans Pari(s), sans que ni Guillaume, ni Paul ne sachent l'identité
du critique. C'était d'ailleurs autre chose qu'une critique. Il a ecrit :"La critique, la
critique de la critique, la critique de la critique de la critique. Point. Mur. Descartes n'a pas
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tout vu du doute. Son esprit s'est relâché dans des circonstances inconnues. Peut-être au
fond ne put-il éviter de mettre le sujet là où le néant s'étendait. Et Pascal porta la ruse au
pinacle. Les génies nous écrasent. Leurs failles nous hantent, et hantent la philosophie. "
La Rochefoucault nous présenta une scène des Ventres Noués. Sa fille lisait,
l'été, dans le jardin, sur une serviette rose, un livre de Bataille. Et les ombres que
chaque feuille clouait au sol de terre et d’herbes glacées sifflaient les enfers. La voix
du doyen murmura un texte sur Kafka. Un jeune garçon sonna à la porte de la
résidence. Camille se releva, elle se dirigea à pas de pécheresse vers le salon où trois
de ses amies se reposaient nues du soleil où elles avaient plongées : les petites
perverses baisaient l'univers.
_ Ca doit être Paul et Thomas.
Thomas pénètre dans le jardin. Nous ne savons plus la couleur du visage. Ou
plutôt nous allons la savoir précisément. Jamais l'homme noir n'aura été filmé avec
tant de nuance. Le petit enfant blanc n'a plus peur. L'homme noir danse encore, il
rie, et il est encore charbon de l'enfer. Il fascine. Comment sent-il ? Comment aime-til
? Est-ce une bête ?
Thomas est rejoint par les deux blondinettes roses ensoleillées, et brillantes
comme des sucettes. La liqueur, les tremblements, le bruit. D'énormes sexes parades
dans les imaginaires humains. Puis le ciel se couvre, la pluie. Ils sont tous là réunis.
Thomas et Paul rient. Thomas regarde ardemment Camille. Et Audrey, et Anne et
Virginie pétillent sous la lumière et les tapisseries. Thomas est à la plage, seul, on
entend, sur les images du rivage, sa voix reposée.
"Il y a du soleil, c'est une plage, la mer est calme, et qui bronze un groupes de
jeunes filles avec leurs copains. Tous les jours ils sont là, se baignent nus, et
s'échangent des plaisirs qu'à tour de rôle ils ordonnent, ils mettent en scène. Les
soirs sont des soirs de fêtes, de danses. Les filles sont souvent habillées de rouge et
très souvent ressort leur teint hâlé. Je suis allé dans ce monde, équipé d'un couteau
et j'ai quelque peu rougi l'atmosphère...".
Une poubelle. Une décharge. Un homme : "Et les deux charmantes têtes, l'une
pâle et voilée de mélancolie..." le dernier mot est étouffé par le passage d'une
voiture. La voiture roule sans chauffeur. Et la phrase se termine : "_...leurs lèvres,
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comme elles avaient uni leurs pensées.". C'est un vieil homme veuf qui glane tous
les jours dans les décharges. La ville est vide. Pas de trace d'existence humaine.
La Rochefoucault stoppa la cassette. Avant que ne s'installe un silence que
personne ne voulut casser, La Rochefoucault usa délicatement d'un mot qui fit bon
effet sur l'ambiance :
_" Voila ce qu'un vieillard fait de sa retraite, je crois qu'on appelle ça
régression."
_"Oh ça ne va plus du tout Michel Joseph, tu te relâches...rie Paul"
"_Ouais...Ouais... Je crois que c'est ça."
Il ne fut émis jugement ni critique. Je fus très surpris. Je n'adressais plus la
parole au cinéaste jusqu'à la fin de la soirée, qui s'acheva, dans l'opium et l'alcool, et
dans les liqueurs. Paul et moi finirent ensemble les nôtres et rejoignîmes Maee, notre
pute. Nous parlâmes tous les trois jusqu'au matin. Nous parlâmes de Camille et de
son Père. De Camille d'abord. Je me réveillai vers six heures de l'après midi. Maee
buvait à la bouteille de l'eau minérale très fraîche.
Scène 2 : A côté du divan
J'ai rencontré un jour un neuro-psychiatre exceptionnel. Il était ami de Gorzar
et ce dernier avait fait l'entremetteur. Je parlais de mon coeur, de mon coeur ce
moteur et de ces emballements. Son diagnostic était limpide, il voulait bien de moi
comme patient mais avant tout pour ne pas me refuser. Je n'avais sans doute rien de
stimulant pour lui, rien qui ne put, dans sa carrière, constituer un carrefour : mon
cas était trop simple. Alors, dans son cabinet, l'un en face de l'autre, à gauche une
large bibliothèque, des totems, des bibelots, des tableaux au mur, derrière moi
comme un hamac, c'était sombre, et au dessus du canapé une drôle de lampe qui
tournait à fond, plein de puissance, intense : je ne m'y suis pas baigné.
_Et sexuellement, ça se passe bien ?
_ Oui.
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_Vous fumez ?
_Oui.
_ C'est important de faire du sport... Vous devriez vous y remettre. Le sport
ça détend.
_Ah oui confirmais-je. Je cours de temps en temps...
_Voilà.
_Voilà.
Je payais et m'en allais.
Scène3 : Avec Abel
Je rencontrai Abel (réalisateur américain, rencontré afin de faire un article dans
Pari(s)), à l’hôtel, pour un entretien. Très vite on fume et on boit.
_ « Ton corps est assez raide, comme le mien. Mais moi je deviens gros, ma peau est
abîmée. C’est comme si le diable me poursuivait pour me rappeler ma culpabilité.
_C’est plutôt le rôle de dieu. Le diable c’est ta seringue.
_Je ne la sens plus. Quand j’avais treize ans, mon père m’avait appris à piquer les
patients _et les malades se laissaient faire ?
_Ils n’étaient pas malades. C’est à cette époque que j’ai compris qu’il manquait à
mon père un malade. Celui qui aurait été son frère, le temps du combat contre la
mort. Mon père aurait voulu porter un pestiféré de ses petits bras, le tendre à Dieu
pour lui refléter la douleur de ce putain de monde.Comme dans le film de Piallat, tu
sais.
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_Dieu a quand même existé…Les hommes sont parvenus à se faire les enfants de
leurs rapports.
_Et ils se sont fait dépasser par leur communion, elle leur a échappé. On ne peut pas
maîtriser la vie de centaines d’hommes, il fallait que quelque chose les tienne, la vie
aurait été trop lourde sinon.
_Oui, comme aujourd’hui.
_Maintenant qu’il est mort, on devrait enquêter. Comme dans le Citizen Kane. On
devrait faire pareil avec Dieu. « Comment était –il »
_Comment baisait-il ?
_C’est dieu qui faisait jouir.
Des putes arrivèrent. Abel était défoncé.
_Je prends du plaisir avec ces femmes, avec ces drogues, mais quand je me pique ou
quand je baise, je pense déjà aux prochaines.
_Je dois y aller Thomas, des heures et des heures de rushes.
L’héroïne avait cet avantage de ne pas avoir pour condition à la différence de
l’amour, la prise de plaisir indissociable de son don. La table, face au canapé, était
riche, portait mon être ailleurs. Le plaisir était passager, je ne recherchais que le cri
profond d’un instant. Les conditions d’un monde qui jouit ne sont pas réunies. Le
soir de ma première injection, je me souvient d’un mot d’un professeur de
philosophie avec qui j’allais dans les clubs à cigares : « Il faut savoir regarder le
monde comme une peinture, avec le juste recul. Si vous reculez trop, c’est le vide. Si
vous ne reculez qu’un peu, c’est la lâcheté. Plutôt même que reculer, il faudrait dire
‘se détacher’. Se détacher et rire. Et l’écho de ce rire persistera jusqu’au prochain
problème ».
Scène 4: Les affaires (voyage)
J’ai rencontré Sami Tasfaout en boîte, le troisième jour de mon arrivée à Paris. Je
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cherchais des produits.
Cinq ans après, nous convenons d’un cdd de six mois(j’étais à la dèche en étant
étudiant, je vendais un peu d’herbe aux bobos et aux étudiants par ci par là). Il s’agit
de négocier un contrat entre une grande région du sud et les boîtes de Tasfaout. Il
s’agissait de créer une forme de quasi monopole. Tasfaout s’engageait à réduire les
risques de conduite sous alcoolémie, surtout pour les jeunes, et à donc développer
un système très rodé de navettes.
Des histoires entre Scorcese et Rhomer.
J’avais plutôt réussi. J’avais fait une démonstration presque scientifique de la prise
de risques chez les jeunes, avec des référence à de la psycho-sociologie populaire.
Mes interlocuteurs étaient ravis. J’avais trouvé cela plus simple qu’une prise de
parole en conférences de philosophie. J’éprouvais même une certaine sympathie
pour ceux avec qui j’étais chargé de négocier la fermeture de deux discothèques
concurrentes. J’étais, à traverser les mondes, dans une impression de glisse
maîtrisée.
Dans le train du retour, je lisais Delta Of Venus Erotica. « Le chien était très beau,
avec une grosse tête ébouriffée, une langue propre. Quand bijou cessa de résister, le
Basque fut jaloux, et chassa le chien d’un bon coup de pied. »
Abel préparait un film sur la pornographie. Sa thèse était : le cinéma porno
est la prostitution d’aujourd’hui. Une forme de prostitution différente de la
prostitution traditionnelle. Elle limitait profondément l’exploitation du corps. Elle
était l’image du sexe. Le sexe propre. Profusion de sexe. Toute puissance. Son
spectateur était l’homme ordinaire. En quoi était-elle maléfique ?
Marion Marseille
A Marseille Marion (une serveuse, trop belle. Je suis tombé fou d’elle d’un coup.
C’est la première fois qu’une fille m’a dragué aussi ouvertement) m’avait montré
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son cul. Dans son appartement, tout de suite. Elle s’était changée devant moi.
Le lendemain, sur la table de séjour, un soleil brutal réfléchissait les premiers
puissants rayons qui cognaient, à travers la fenêtre contre un tas d’oranges.
_ «La première fois que j’ai fait l’amour, c’était avec un acteur de film porno. J’avais
dix-sept ans. Mon petit copain en avait seize. Il ne voulait pas encore faire l’amour.
Mes copines avaient toutes un mec et m’en parlaient. Il me manquait quelque chose.
Un soir d’été, je me sentais séduisante, avec elles, dans les rues. Je percevais les
regards et les contorsions infimes des hommes. Ce n’était que le commencement. La
journée avait été brûlante. La rue était devenue de plus en plus érotique. A la plage,
j’avais croisé un homme brun, au teint mâte, qui était beau presque nu. Il souriait et
ses dents étaient blanches. Il avait une barbe de trois jours. Je devinais tous les
endroits de son corps. Sa copine lui avait sauté au coup. Elle était belle, blonde et
fine. Ses seins étaient nus. Les gens la regardaient. Il l’avait soulevé de ses bras
musclés, en pliant légèrement les genoux. C’était ma première véritable excitation.
Et cette scène s’est comme imprimée en moi. »
_ « J’ai envie de Coca. Est-ce que tu as du Coca ? Je t’écoute, mais je t’écouterais
mieux si j’avais du Coca. »
J’étais amoureux de Marion.
Je m’habillai, Marion se releva. Elle alla jusqu’à la fenêtre. Je la regardai une
dernière fois, fermai les yeux, les rouvris, et descendis jusqu’à la rue. Ce n’était pas
le moment pour vivre à deux. Je conclus l’affaire d’une première discothèque. Ca
avait été simple. Moins difficile qu’une prostitution…Le soir, dans la villa d’un
collègue, je voulais demande à une call-girl si elle prenait du plaisir. Je m’imaginai
les réponses :
_Dans l’acte lui-même non. Ou, ça dépend…Ou, non, ça me dégoûte. Ou, qu’est ce
que ça peut te faire ?
Ca pouvait me faire que je comparai mon travail d’influence à de la prostitution. Je
ne trouvais pas la prostitution choquante.Elle n’était cependant pas glorieuse. A
Abel, j’avais dit :
_La pornographie, c’est de la prostitution sans le toucher, ni le goût. C’est
l’expérience des sens atrophiés, là où la prostitution était celle des sens sans
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l’amour. Ce qui ne change quasiment pas, c’est la transaction financière visée.
Avec Martin
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Agathe
Sami Tasfaout parlait à Agathe dans un cabriolet noir. Il conduisait et elle se
tenait à côté. Elle regardait Sami avec quelque chose qui dépasse l’admiration, une
sorte de confiance immuable. Ils étaient beaux tous les deux, lui brun et sa peau
mâte, elle brune et sa peau claire. Ils apparaissaient souvent en société comme un
couple déséquilibré, on supposait de la violence, et on imaginait volontiers Sami
tromper Agathe. Sami, en homme d’affaire, connaissait les coups, manipulait les
relations. Avec sa famille, il était sûr de ses sentiments. Avec Agathe de son amour.
Rien n’avait ébranlé leur vie depuis leur rencontre dans la deuxième année de fac de
droit. Dans les premiers mois ils s’étaient fiancés et avaient fait l’amour un peu
partout. Agathe n’avait pas joui, malgré les pénétrations à répétition. Ils ne se
parlèrent de ça qu’en ce jour, où depuis quelques mois, les orgasmes d’Agathe
commençait à devenir régulier.
La voiture s’arrêta devant un haut portail de fer. Martin à l’entrée, prévint
Sami :
_Monsieur Pallat est là.
_Très bien fit Tasfaout. Il est aux petits soins ?
_A la piscine, avec la masseuse.
Ils se sourirent.
L’allée d’une centaine de mètres était bordée de bouleaux. C’est main dans la main
qu’Agathe et Sami la traversèrent. Le sol de gravillons craquait sous leurs pas. De
minces rayons de soleil perçaient d’épais nuages gris. Ils apparurent et me virent à
travers les vitres de la piscine. Délicatement, Tasfaout me fit signe qu’il m’attendrait
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au salon. Il eut la pudeur de ne pas trop s’approcher de moi, à demi nu. Cependant
je m’étais demandé si il avait agi de la sorte pour éviter toute gène, ou bien ça avait
été un acte de défense jalouse. Moi en maillot, peint par le soleil du sud, et eux de
Paris, des affaires, vêtus des fripes de l’époque : elle et son étole à ravir ne se fut que
mal assortie avec la ficelle de ma masseuse.
Depuis deux ans, avec une régularité que seules les inconvenances propres à
mon rôle entravaient, je courais, boxait, pratiquais la musculation et la natation. Peu
à peu, nageant à tout rompre, mes épaules s’étaient élargies et mes plaques
abdominales élargies : j’avais acquis peu à peu l’apparence d’un athlète. Je dormais
peu la nuit, mais de manière profonde. Quelques rides fermes et droites marquaient
mon visage, comme des traces de blessures passées. Mon regard était le regard d’un
tueur. Mes yeux_ je suis persuadé de les avoir eu marrons_ viraient au noir de la
nuit.
Agathe monta jusqu’à sa chambre. Je vis une fenêtre s’ouvrir à une dizaine de
mètres de hauteur alors que je m’apprêtais à rejoindre Sami. Je m’arrêtai net,
laissant la masseuse partir devant, dans le couloir de verre qui liait la piscine au
salon.
Je regardai, j’attendais une apparition. Agathe pencha le buste. Le vide nous
séparait, elle était belle. Nous nous souriâmes, je jurerai qu’elle me souri.
Au cours du repas, Sami dû nous laisser après un appel téléphonique. Le conseiller
du ministre du budget l’attendait au Café Rouge. Ou bien je profitai de l’absence de
Sami pour draguer Agathe, ou bien je fuyais la situation en banalité. Sami me fit sur
le ton de la plaisanterie :
_Je te laisse les clés. Si je ne reviens pas avant demain matin, je te laisse ma
femme…et le reste.
J’étais face à Agathe, sans l’envisager.
Agathe prit la parole assez tôt pour ne pas laisser le malaise s’installer.
_Je me demande parfois pourquoi vous faîtes des affaires de ce genre. Vous ne
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pensez donc qu’à l’argent ? Quand on demande aux gens pourquoi ils travaillent, ils
répondent que c’est pour l’argent. Quand vous faîtes des choses qui ne sont pas
légales, c’est pour l’argent aussi ?
Agathe fit un aller retour de la table à la cuisine. J’étouffai un éclat de rire quand elle
me fit, d’une manière tout à fait sérieuse :
_La femme de maison est absente aujourd’hui parce qu’elle fait une dépression
nerveuse, mais demain tout sera revenu dans l’ordre .
Doucement, en s’asseyant, elle me chuchota :
« Je plaisante…Thomas »
Pensées sur l’échafaud
Comme si elle m’avait cru naïf, elle prononça mon prénom.
_J’ai peu d’humour. Mais je sais reconnaître ce qui est drôle.On devrait toujours
blaguer. Pendant qu’on brûle, on devrait blaguer.
_Vous brûlez Thomas ?
_Oui. Mais d’un bon feu.La vie serait comme ces ouvrages du genre « pensées sur
l’échafaud », ou « Derniers mots sur le lits de mort ». La semaine dernière, un ami
américain s’est fait piqué. Il avait tiré sur un policier. La balle a traversé l’oeil et est
allée se loger dans le ventre d’une jeune fille. Avant l’injection, il était aux bords
avec son père et son amie dans une salle réservée aux derniers moments des
condamnés. Son père est sorti d’abord, il lui a lancé un « See you soon ».Il s’est
retourné vers sa copine et en désignant son père il a dit : « je ne pourrais plus lui
caché que je me pique ». Sa copine pleurait et lui a dit : « tu aurais préféré de
prendre une balle dans le ventre, salie par l’oeil d’un flic ? »
Agathe m’écoutait avec attention :
_ « Il voyait sa femme pleurer sa mort et il disait ça ?
_Il ne riait pas, il blaguait, il faisait de l’humour. L’humour du désespoir...
Je continuais :
_ « L’été dernier, dans un bouge hollandais, nous parlions de l’amour. Je lui parlais
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de la jalousie, et à mes propos conservateurs sur le couple et la fidélité, il avait
répondu dans un élan qui lui était propre_ il pouvait parler pendant une demi
heure d’un sujet alors qu’il ne décoinçait pas un mot quand il y avait un peu de
monde ou quand simplement il jugeait que ce qu’il avait à dire n’était pas
nécessaire, et quand il trouvait quelqu’un qui l’écoutait,un ami, et j’étais son ami, il
se lâchait : « Rendre ma femme heureuse, et tout les moyens sont bons pour y
arriver, disait-il. Je la soupçonnait de lorgner sur un pote black, musclé, puissant : il
l’excitait je pensais, je pensais qu’il suffisait que je disparaisse, je me sentais de trop,
donc je devais y trouver un plaisir, le plaisir masochiste à jalouser, qui en fait le
sentiment très fort de tenir sa place. Moi je maigrissais et je grossissais par
intermittence, je n’étais pas dans un état physique qui me satisfaisait, j’avais la peau
sèche, les yeux abîmés. Un soir, j’ai décidé de la laisser seule pour qu’elle réalise
l’envie que je lui prêtais, nous avions bu tous les trois, et je m’étais éclipsé. Je suis
revenu, quatre heures plus tard, et elle était seule, en pleurs. »
_Mais elle devait être morte d’inquiétude surtout, sa copine.
_Justement. C’est la question que je me pose aujourd’hui. Elle n’a pas été inquiète.
Elle avait deviné le jeu de Sterlan. C’est cela qui me trouble aujourd’hui.
Le téléphone sonna. Agathe se leva. A travers sa robe noire, d’un tissu fin,
près du corps, je vis la forme de ses fesses et je devinai un string. Elle alla jusqu’au
téléphone et je suivais le mouvement rebondis de se fesses. Il n’y avait qu’à se jeter
et à soulever la jupe, comme quand j’étais petit garçon. Elle prit en main le combiné.
Puis elle fit un pas de sorte que son profil le plus beau se dévoilait comme un
prélude nuptial : elle parlait, accrochée à un fil. Ses mots s’étaient ornés d’un
rythme, et semblaient provenir des profondeurs où passent les oiseaux blancs et la
chorale des petites amoureuses dont on retient son unique proie.
Je , pendant ça, sentais mon esprit léger, envelopper l’atmosphère et la faire
sienne.
Et ce qui allait se passer offenserait le monde, méprisait les règles et nous
rappelait à Agathe et à moi que la confiance en la solidité de nos vie ressemblent à
l’assurance dupe des promeneurs d’automobile, qui roulent en guise de joie, au chef
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qui regarde son employé avec la conviction d’être au dessus, aux riches cadres
costumés qui croisent des mendiants tout aussi sûr de leur bassesse, aux souffles
puant de nos faux absolus, aux mauvais acteurs : la distance à soi est le dégoût
déguisé de l’homme envers notre condition, ce qui nous fait bous souvenir de
l’humain et des drôles d’affaires qui s’y trament. Jamais je n’avais été entouré de
tant de femmes.
C’est marrant comme les projets aboutissent ou non. Je suis toujours surpris
d’imaginer le long et fort déroulement d’existences planifiées comme des oeuvres.
J’ai quitté la maison de Tasfaout dans la nuit, vers trois heures.L’affaire avec
Tasfaout n’aboutirait pas vraiment, il eût un poste au Ministère de l’intérieur. Deux
mois plus tard, il me proposa d’intégrer son équipe. Je lui avais répondu que je
préférais me consacrer à une carrière littéraire. Je crois qu’il pensait que je moquais
un peu de lui, et c’était un peu vrai.
L’odeur des filles déjà s’était évanouie. La transformation des sens s’opérait.
Lecture à New York
Paul n’était pas lors de la présentation de la revue à New York. J’ai bu un
verre de rhum pour m’éclaircir la voix et limiter le stress de parler devant
l’amphithéâtre du Muséum.
Je commençai la lecture par un texte sur le cinéma. Au bout de 10 minutes la
lecture s’acheva et le public claqua des mains avec enthousiasme.
Gorzar enchaîna sur la lecture d’un anti manifeste de poésie. Le texte se
terminait par des considérations tout à fait politique, ce qui surpris l’équipe de
Paris, mais qui fit grand effet sur les journalistes de l’assemblée.
Tasfaout lu un texte remarquable. Ne de ses propres créations, que je trouvai
tout bonnement géniale, il était question d’argent et d’amour. Guillaume lut à son
tour un texte sur les soirées en discothèques.
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Gorzar fit allusion à l’absence de Paul : « a l’heure actuelle, je ne sais si Paul
Fréval est mort ou vivant. J’ai reçu hier un manuscrit en forme de testament. Je
voudrais vous lire quelque passages, mais avant cela je tiens à dire à tous que je
garde un profond espoir que Paul Fréval soit encore en vie, peut être déjà loin, mais
que son souffle traverse toujours le monde :
‘’Chers amis,
Je suis arrivé là où adolescent j’ai souvent secrètement, et de manière qu’on dirait
assez malsaine, je suis arrivé là où j’ai rêvé, à un point de souffrance morale, et de désespoir
inouï. Je rate ma vie et je me nourri de ses échecs, ces failles sont des scalpels de chirurgiens.
Je suis un anti artiste et ma vie se déroule de manière catastrophique. C’est pourquoi je
décide de tout arrêté, pour ne pas surenchérir sur ma désolation. Pire que tout, je ne vois pas
par quel moyen je laisserai des traces. L’homme est né malade et dégénéré. Seul l’illusion de
faire de la littérature m’a tenu jusqu’à là, mais je sais trop bien mes carences, mon côté
philosophe d’école. Mon mal est spirituel. Je ne crois plus en rien dans mon époque. L’amour
pour une femme m’a tué. Tout cela est très chrétien au fond. Je pense à ma mère qui va
savoir ma fin, je pense à mon frère mort à Sarajevo. Je pense vaguement à mes premiers
amours de vacances, quand j’avais quinze ans. J’ai passé la moitié de mon temps dans les
livres, je me dis parfois que ma vie se jouait ailleurs, et j’avais sans doute raison.
Je vous écris chers amis, pour vous dire au revoir. Je vous ai aimé comme j’ai pu, sans
doute pas de la meilleure des manières, mais peut on vraiment tout maîtriser de ses
sentiments ? J’aurais aimé être un peintre de génie pour que les femmes m’aiment et que je
vous dise combien l’existence est terrible, cruelle, et sauvagement belle.
Je suis devenu fou en essayant de comprendre le monde. Je suis dans le bonheur de la
folie enfin venue. Je me souviens de mon dernier poème :
Mon amour est immense
Pour ta beauté ma chère
Il ne cesse de grandir
A mesure que la vie
Va petit à petit
J’ai vécu comme un peintre impressionniste, en décalage avec la postmodernité,
qu’importe, la vue des tableaux de Liza Walch m’a définitivement convaincu de l’absolu
auquel invite l’art avec un petit a, l’art qui nous est familier, celui avec lequel on s’endort,
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celui avec lequel on grandit, pas celui avec lequel on montre sa richesse, comme ses tableaux
devant lesquels on claque les coupes de champagne.
Les meilleurs moments de ma vie, je les ai passé avec vous, par vous, et pour vous,
c’est pourquoi je vous vous embrasse tous longuement avant de disparaître tranquillement et
pour la joie.
Adieu mes amis.’’
On retenait nos larmes du côté de Pari(s). La présentation de la revue
s’acheva sur ces mots de Gorzar.
Vanessa pleurait.
Epilogue L’Ancien Monde
Je dors dans un hôtel de New York, avec Edwige.
On m'appela au téléphone de la chambre d'hôtel à sept heures. J'avais à peine
dormi. Edwige gémit comme un petit chat.
_Stephan Walch à l'appareil... Vous êtes bien Thomas Pallat?
La voix me troubla d'abord. J'étais fatigué. La soirée avec Edwige s'était
prolongée. Nous avions fait l'amour. Ce fut bon, après dix ans, de s'enlacer. Et nous
nous étions retenus. Alors la levrette s'acheva dans le tremblement de nos corps
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enfin accouplés, et la sueur d'Edwige m'était apparue, et son cul, comme les trésors
millénaires et dorées du plaisir.
_Oui...
_Je souhaite vous rencontrer...
_C'est au sujet de Paul ...
_Oui... Attendez vous à être très surpris... Je vous appelle parce que Paul m'a
beaucoup parlé de vous... De votre manière d'être...assez... artistique... Voilà comme
le plus tôt serait le mieux, pouvez-vous me rejoindre devant l'hôtel dans une heure?
Comma la voix me plaisait, j'acceptai. J'avais Edwige nue et ouverte, les seins
blancs. Et Stephan Walch m'attendait sans doute avec la belle Liza que Paul avait
voulue. Je descendis les escaliers avec la suspicion d'un rêve. Je croisais une jeune
fille splendide, puis une autre, une auto m'attendait, la porte s'ouvrit, je montai.
Nous avancions dans l'avenue, je crois qu'il faisait nuit. Le ciel s'était
assombri; la voiture roulait comme sur le tapis d'un studio. Comment le moteur
d'une autocrash peut-il être si doux : il y avait une colombe adolescente dans la
jaguar noire. Souviens toi de ces visages blanchis, de nos vampires, souviens-toi,
mon ami, de tes terreurs_ les cris d'enfants de Sombre, les cris d'enfants de Sombre.
Je reconnu la voix de Walch. C'était une voix qui m'attendrissait, comme la première
voix, celle qui résonne dans nos têtes en d’étranges moments durant notre voyage
sur terre, enfin claire, notre mort peut-être, ou bien sa voix, son écho, l'éternel
scintillement du temps.
_ Nous allons sortir de Manathan...
Walch jeta un coup d'oeil sur le passager, à sa droite, puis vers moi. Il
m'adressa cette phrase :
_ « La situation peut vous paraître étrange... Nous allons rouler jusqu'à notre
base... tu sauras tout par la suite... »
J'avais ressenti de la gêne au départ, puis rapidement, sans connaître mon
chauffeur, ni son passager, je m’y fis, faisant le pari du rêve. C'était l'habitude du
nouveau monde, de voir des visages défiler, de sauter de fragments en fragments. Je
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croise tous les jours, comme toi peut-être, des ouvreurs de portes. Je me fais à ce
monde, je n'ai plus peur des mouvements. Jean Gorzar avait raison, foutrement
raison, l'anarchie avait fait ses petits "il m'arrivait de rire d'un dieu si désordonné :
tout sans dessus dessous, lui même dérangé, l'époque, mon époque ressemble au
piège d'un démon reptilien, sans queue, ni tête : c'est qu'il faut, disait mon amour,
au moins l'un des deux !". Le monde me rappelle parfois les boîtes de nuit : l'ivresse,
les cartes de crédits, la musique à fond les ballons, les parades, l'amour, la douce
réverbération des liquides contre les parois de nos intestins, les ventres, les gorges,
les toilettes, salies, ou sucent et sont sucés bouches et bites.
_ « Vous connaissiez Paul ?
_Paul, oui.
_C'était mon ami. C'était mon frère. Je ne serais pas venu si vous ne m'aviez
pas parlé de Paul. Mais... les témoignages, les hommages, même si pour les vivants
c'est formidable, c'est même très bon parfois...sur le compte de Paul... non... je veux
souffrir sa mort...vous comprenez... »
_Il n'est pas du tout question de cela.
_Je préférais que ça soit clair. La clarté vous savez...
_Oui oui.
_Tu sors avec Edwige ?
_ Oui. Tu sors avec Liza ?
Il y eut un silence, Walch jeta un oeil, assez longuement sur le passager. Puis
il se reprit :
_C'est ma soeur...
Jamais deux sans trois :
_ Je ne savais pas. Elle est vraiment très belle.
Nous ne croisions plus de voiture, nous nous approchions de résidences, de
pavillons, il y avait des arbres, le passager ne parlait pas, il se moucha juste, puis
nous arrivâmes face à un barrage de militaires et de policiers. Les lumières
m'aveuglèrent, le visage du passager apparut dans le rétroviseur, je reconnu Liza.
La nuit brutalement était tombée. Nous passâmes, nous enfonçant plus avant.
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Il y eut un second barrage. J'avais dormi. Le soleil se levait. Liza reposait sa
tête sur le haut de mes cuisses. Elle se réveilla, se releva et m'embrassa sur la joue.
Walch parlait dehors avec un policier. Il donnait l'ordre de n'ouvrir à
personne avant ce soir, à l'heure qu'il donnerait. La barrière se leva, la voiture
avança sur une étroite route bordée de sapins et de deux murs de cinq mètres de
haut. Un portail gigantesque, au bout d'une dizaine de kilomètres.
_ « Thomas, tu peux monter à l'avant. Tu comprendras... C'est une règle ici,
les nouveaux venus doivent être à l'avant, c'est une des grandes règles du Old
World. »
Je me laissai porté. Je n'avais plus de mémoire. L'instant était essentiellement
présent, ni encombré des projets, ni de l'histoire. J'aurais pu me souvenir d'Edwige,
de Manhatan, de la route : rien que le présent nu, et le portail. Il devait toucher le
ciel, je ne le voyais pas finir. La voiture avança à un mètre de l'entrée.
_ « Il faut attendre un peu. »
Walch posa sa main sur mon avant bras. Liza sorti de la voiture, posa la main
sur une poignée de cinquante centimètre, en forme de bite, le portail s'ouvrit
doucement et peu à peu se dégagea des formes oniriques.
Mon dieu, je ne pourrais dire si le moment était aube ou crépuscule. Liza
entra avant nous. Puis notre voiture avança complètement.
_ « Tu peux descendre et suivre Liza, elle va t'amener jusqu'au hall. Je vais
garer la voiture. »
Je proposai, descendant, de fermer le portail. Walch acquiesça :
_ « Ah oui, si tu veux, merci. »
La voiture avança dans la cour immense du Old World. Je me tournai vers le
portail, à peine ouvert. Je pris la poignée phallique et forçai sans que le portail ne se
referme. Je regardai alentour, espérant une aide. Je pensai que Liza pu traîner tout
près. Je fus pris d'impatience. Jusqu'alors, Walch et Liza m'avait accompagné et je
m'étais laissé porter comme un enfant. Je fis quelques pas à l'extérieur des murs,
puis les longeais, avançant avec l'air obstiné de quelqu'un qui sait où il va. J'avais
marché longuement, sans voir la fin. Je revins sur mes pas, le portail était fermé. Le
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soleil se levait. Je me décidai à partir. Mes hôtes m'avaient manqué d'attention. Je
comptais une heure à pied jusqu'au premier barrage. Je marchais d'un bon pied, je
sentais se durcir mes jambes échauffées par ma visite du mur. Je n'avais pas bu ni
manger depuis l'hôtel, peut-être deux jours avait passé, je n’avais ni faim ni soif,
quelque chose me rassasiait. Je ne voyais déjà plus le mur, à peine dans le petit jour
s'élevait à mes yeux le haut portail. Quelle guigne tout de même de n'avoir pas su
l'ouvrir ! L'erreur était de m'être proposé alors qu'il m'eut suffit de suivre. De se
laisser porter, comme tant de fois, par le cour des évènements. Aller de sorte dans
tous les sens : embrasser la globalité par la totalité, le monde en sa surface, et sa
superficie. Je me senti proche, plus que jamais, des philosophes. Et de Gorzar :
"Trace ta route mon ami, suit obstinément ton idée : il faut savoir ce que l'on veut et
si l'on veut. Ne t'abaisse pas au remords, ni à la fatalité."
Je me mis à courir follement le long du chemin vers la sortie.
"Sais tu seulement où tu es, as-tu vu les mur qui longe ta route ?
Il existe un endroit réalisé, le siècle, et ce fut le siècle du cinéma ; il se
moquera bien de tes talents cachés et de tes désirs enfouis! Le fantasme est la bourse
des cochons ! Ne garde rien! Le temps est venu de gonfler tes muscles, de muscler
ton cerveau et de muscler ton esprit (sexe) : dépense ton esprit à fond : dépense-toi!
Dépense! ".
Le soleil était impérial, la chaleur s'intensifiait. D'un coup une torpeur
m'envahit. Je posais un genou sur la route. Un filet de bave tomba sur mon torse. Je
regardais derrière, puis devant puis doutant du devant et du derrière, j'eus l'envie
de fuir, de n'être pas la. Je commençais à rager et à pester contre Walch et Liza. Je les
retrouverai et je me vengerais. Je me vengerai d'ailleurs de tout, des douleurs que le
monde m'avait infligées. "Je me vengerai de tout " soufflais-je. C'est à ce moment
qu'une brûlure me pris le bras puis la jambe. Puis le dos. Mes joues, mes joues se
mirent à gonfler. J'aperçu une voiture, un homme noir et un homme blanc
descendirent, en costume sombre. Je devinais leurs armes, leur cruauté et leur
bêtise, l'immuable et la suprême cruauté. Mais je n'étais pas mort. Ce ne pouvait être
possible de mourir maintenant. Pourtant les lâches m'avaient tiré dessus. Les
hommes courraient vers moi, brutes, pour m'achever. Je sentais peu à peu mon
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corps s'envoler, un voile blanc et des voix bouffées. Des bourdonnements : "_ Il a fait
du chemin, comment est-il arrivé la ?".
Entre un barrage de flics et un portail fermé
Et des murs pour me guider vers la liberté
Les gardes surgissent et vont m'emporter
Je ne suis pas mort puisqu'ils vont m'emporter
Vers un nouvel univers où tout sera changé
Nous irons sûrs et nous pourrons fumer
Notre esprit sera lavé
Nous aurons quitté les lieux pourris
Les petites vies ! Les petites vies !
Aux esclaves séchés
Et nous serons ravis
De tout recommencer.
_ « Thomas... Thomas?
_ Saint Thomas ! L'histoire des saints n'est pas oubliée, mais quand même,
des structures entières, des pans de notre mémoire se sont affaissés...Nous avons
participé à l'écroulement d'un tas d'histoires, on s'est même posé la question des
histoires... Est-ce que je suis comateux?
_Non non, vous avez perdu connaissance... Vous ne vous êtes pas nourri,
vous n'avez pas bu... Une voiture vous a amené jusqu'à l'hôpital... Mais les deux
personnes sont reparties aussitôt.
_ Je suis abîmé ?
_Non, vous avez quelques rougeurs...
_Ils m'ont tiré dessus ...
_ Des abeilles, vous avez été attaqué par un essaim, vous avez une dizaine de
piqûres, vous avez eu beaucoup de chance... »
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Je n'étais pas vexé. Cela valait mieux que des balles. Ah! Le fabuleux
déroulement d'images, notre cinéma intérieur ! Notre cinéma intérieur s'était
enclenché. Et ce n'était pas seulement des images, le corps enfin participait : j'avais
ressenti jusqu'au bruit perdu du tout début, le commencement des temps. L'état
d'étrangeté, puis l'effleurement, peu à peu, l'approche douce, d'une douce
puissance, de la conscience. Je vis un monde angoissé, formidablement, finalement,
intelligent. Pourquoi là-bas rient-ils ? Que fêtent-ils? Et qu'ont-ils de si précieux
qu'ils leur faillent, sans cesse, regarder ce qu'il ne faut pas perdre ? Nous n'avons
jamais rien craint d'autre que notre oubli, l'émergence d'un monde surélevé, plat
comme une assiette_ car savez vous que le monde est peut-être plat. Ils sont
laborieux et travaillent à leur vie. Leur angoisse est si pointue, affinée, c'est
l'angoisse technique, qu'elle s'est transformée, et perceptible, perceptible elle est
dans les coins les plus subtils de la vie, parfois les coins foutus : vous ici? Je vous
croyais au zoo.
L'hôpital était essentiellement blanc. Blanche l'odeur et blanche la douleur : je
connaissais l'endroit depuis le début. Chirurgiens, médecins, directeur d'hôpital,
infirmières, kinésithérapeutes : ma famille. Les vieux, les vieilles douleurs : le lot
commun, les habitués donnaient ensemble aux lits, aux murs, à l'ambiance le
rythme. J'étais là étranger. Je compris peu à peu que des attentions spéciales
m'étaient accordées. Je tentai de deviner mon interlocutrice. Sa voix me rappelait ses
mouvements, et son infini, et sa beauté (corps-fesses). Foutu d'une flanquée de
dards, je jetai mes yeux comme on tire ses dernières armes. Je ne m'acharnai pas sur
mon amour propre. Et je pris peu à peu l'allure d'un dieu blessé, grec et beau,
revenu d'un combat contre des monstres mythologiques. Les abeilles de près
m'apparurent bien plus somptueuses qu'un couple de bras droit armé, tout juste
bon à exécuter les ordres d'un autre ne pesant pas Thémis, ne valant pas Jésus et
aucun autre gros bonnet des directions des affaires humaines, comme si toute
élévation__ je parle de grandeur, de monopole, n'avait d'autre lieu que
l'inhumanité. Les rayons du soleil merveilleusement passèrent vitres et yeux, l'idée,
peu à peu d'une renaissance, illumina le visage entendu. Le travail charriant tout de
la mémoire, nos rivières, nos mers, nos gouffres, notre pesant d'or, Céline m'apparut
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: je savais que je n'étais pas mort, je respirais.
Mes paroles s'envolèrent. Je parlai comme autrefois j'avais parlé quand j'avais
bu. Je lâchais des choses. En vrac mon amour pour elle, mon amour d'avant, mon
arrivée à New-York, "mon amour, cette formidable solidarité", "la gêne qui m'avait
pris de la croiser, dernier espoir qu'elle fut du monde passé", Paul, la nouvelle vie,
ses mensonges, ses divagations, Céline, sa beauté, sa beauté non de dieu, l'être, les
intellectuels, les armes, les abeilles, Edwige et Stephan, le Old World.
Céline, en fait me connaissait davantage, ou plus méthodiquement que je ne
la connaissais (c'était une connaissance sensible de l'ordre du coup de tonnerre).
Céline connaissait Edwige, Paul, La Rochefoucault, Gorzar, elle avait connu
Guilaume en écrivant une fois pour Pari(s) et elle m'avait recherché.
_ « Thomas, tu es le dernier à avoir vu Paul. A ta sortie de l'hôpital, dans une
semaine, je t'amènerais au Old World. Nous entrerons tous les deux. »
Céline vint tous les jours, elle m'amena le troisième jour un livre de Gorzar
paru chez un éditeur new-yorkais. Je posais d'abord l'enveloppe marron qui
contenait le livre sur la table de chevet et lui demandait où elle l'avait trouvé.
_ « Mais tu ne le regardes pas ?
_Est-ce que Paul est vraiment mort ?
_Je ne sais pas... Gorzar en tout cas, est vivant.»
Le petit livre de Gorzar nous était dédié, à moi et à Céline. Un drôle de livre
écrit comme sur un fil. Rien d'une cathédrale, un petit feu qui brûle et qui dure.